Note:Your browser doesn't correctly display this page because of a bad stylesheets interpretation. This is probably due to an old browser version.

 
[Luxembourg 2005 Presidency of the Council of the European Union]
 Version française        
 

You are here : Home > News > Interviews > April 2005 > The President of the European Council Jean-Claude Juncker on the European Constitution
Print this page Send this page

Interview
The President of the European Council Jean-Claude Juncker on the European Constitution

Interviewee : Jean-Claude Juncker

Interviewer : Pierre Le Marc, Alain Louyot, Quentin Dickinson, France Inter, Res Publica

Date of Interview : 06-04-2005

Policy area : General Affairs and External Relations


In an interview with the french radio station "France Inter", the Prime Minister and President of the European Council, Jean-Claude Juncker, talks about the debate relating to the European Constitution.


Pierre Le Marc: Jean-Claude Juncker, Monsieur le Président de l'Union européenne, bonsoir.

Jean-Claude Juncker: Bonsoir.

Pierre Le Marc: Merci d'avoir accepté notre invitation à un moment où l'Europe débat de son avenir et de son organisation comme elle ne l'a sans doute jamais fait à l'occasion des ratifications nationales du traité instituant une Constitution pour l'Union. Cette Europe, vous en êtes, bien que vous n'ayez que 51 ans, l'un des acteurs les plus anciens.

Jean-Claude Juncker: Cinquante, cinquante, je vous en prie.

Pierre Le Marc: Cinquante ans, l'un des acteurs les plus anciens. Vous participez au Conseil des ministres depuis, quoi, 25 ans, et au Conseil européen depuis 1995 en tant que Premier ministre du Luxembourg. Vous êtes aussi un des acteurs les plus importants de l'Europe, vous présidez l'Union jusqu'en juin, vous êtes à la tête de l'Eurogroupe pour deux ans. Vous avez été un des architectes du traité de Maastricht et architecte aussi des pactes de stabilité, ancien et nouveau modèle d'ailleurs. Vous êtes aussi de par vos compétences et votre sensibilité politique - vous êtes démocrate-chrétien - un de ceux qui, au sein de l'Union, sont les plus attachés à la recherche d'une compatibilité entre la compétitivité de l'Europe et le renforcement de son modèle social. Or c’est là l'essentiel du débat qui, non seulement en France tourne autour de la Constitution européenne et les sondages, montre la vigueur du doute, la force du questionnement adressé à l'Europe à cette occasion. Quelle logique est à l'œuvre au sein de ce traité constitutionnel ? Où mène-t-elle l'Europe, les Européens, leur modèle de société ? Pour vous interroger sur l'état de l'Union et sur ses projets, j'ai, à mes côtés, ce soir, Alain Louyot de l'Express et Quentin Dickinson de France Inter.

Vous êtes en charge, Jean-Claude Juncker, de l'Union jusqu'en juin. Quelle est votre réaction devant le tour pris par les débats de ratification de la Constitution, et particulièrement en France ? Est-ce que vous êtes préoccupé par ces évolutions ?

Jean-Claude Juncker: J'observe ces débats. J'observe le débat français. Je ne néglige pas l'importance des débats qu’il peut y avoir dans d'autres pays. Et je constate une énorme contradiction d'argumentaires. Je vous ferai observer, puisque les Anglais ont décidé d'aller aux urnes le 5 mai, que le parti conservateur au Royaume-Uni accuse le projet de Constitution de pêcher par excès, je n'ose pas dire de socialisme, mais de social, qu'il néglige le principe de la libre entreprise, qu'il néglige les principes du marché et donc, pour les conservateurs britanniques, le projet du traité n'est pas acceptable. J'observe en France, notamment en France, l'autre discours qui reproche à la Constitution son absence d’ambition sociale, sans trop prononcer le principe de la compétitivité et de la concurrence. Et énonçant ces deux exemples, je crois pouvoir prouver que le débat pourrait être contradictoire et difficile. Je constate que ceux qui critiquent, comme ils le font, pour le rejeter, le traité constitutionnel, emportent dans le débat leur conviction et leur sensibilité de toujours, ce qui est parfaitement légitime, mais cette Constitution, tout comme celle de la Ve République, n'est ni de gauche ni de droite, n'invite pas aux politiques néolibérales, sinon je ne l'aurais sans doute pas signée, ne pousse pas aux principes de l'économie administrée, mais constitue un socle sur lequel peuvent prendre appui les politiques des 25 États membres et du Parlement européen, les deux légitimés par le suffrage universel. C'est un cadre, ce n'est pas un contenu. On discute du cadre comme s'il s'agissait du contenu. Mais très souvent, dans la vie, la forme, c'est le fond qui remonte à la surface.

Alain Louyot: Mais, Jean-Claude Juncker, au-delà du contenu de cette Constitution est-ce qu'il n'y a pas une désaffection ? Vous avez dit un jour: il faut apprendre à aimer l'Europe. Alors, est-ce que cette montée du "non", notamment en France, traduit un certain désamour ou une désaffection de l'Europe ?

Jean-Claude Juncker: Oui et non. Oui, parce que c'est vrai pour l'Europe, c'est vrai pour les systèmes politiques nationaux. Il y a un fossé qui va en s'élargissant entre l'opinion publique, très souvent l'opinion publique publiée, et le monde politique. Parce que les politiques, très souvent, donnent l'impression d'évoluer dans des sphères qui ne sont pas celles que rencontrent les citoyens dans leurs vies quotidiennes et leurs vies ordinaires. Donc, ce phénomène de désaffection, déjà palpable au niveau national, est encore plus grand au niveau européen, puisque les instances européennes, la gouvernance européenne donnent l'impression de manquer encore plus de proximité. Et puis il y a, je crois, en Europe, ce sentiment général, non pas que tout va bien, parce que la plupart des arguments invoqués et évoqués contre la Constitution, contre le projet constitutionnel sont en fait des arguments qui visent l'actualité politique directe de l'Europe, l'Europe telle qu’elle est, telle qu’elle se fait ou telle qu’elle ne se fait pas. Il y a ce sentiment que les bases européennes ne sont pas menacées par le "non", ne sont pas renforcées par le "oui". Il y a ces sentiments plus présents, je crois, chez les moins âgés, les jeunes, que chez ceux qui ont une expérience de vie qui inclut une expérience de guerre, que l'Europe d'aujourd'hui est une évidence, que la construction européenne relève du réflexe facile et de l'artisanat élémentaire, alors que le contraire est vrai. L'Europe, je le crois profondément, reste un continent extrêmement compliqué.

Si nous n'avions pas la Constitution au premier janvier 2007, le risque est énorme de voir cette réalité complexe que constitue le continent européen être géré par un système de zone de libre-échange, certes de niveau élevé, concept trop simpliste pour ce continent énormément compliqué, qui à chaque fois a montré, lorsqu'on n'a pas pris soin de la gestion de la complexité du continent, que l'Europe se décomposait, se défaisait, n'était plus un ensemble d'ambitions communes, mais un ensemble d'oppositions dangereuses.

Lorsque vous venez comme moi d'un tout petit pays, bloqué comme il l’est entre la France et l'Allemagne, lorsque vous avez été comme le fut mon pays au cours du XXe siècle, à deux reprises, le théâtre de l'affrontement entre les deux grandes puissances de l'Europe qui furent, qui sont et qui resteront la France et l'Allemagne, vous dégagez une sensibilité telle, que spontanément vous devez dire "oui" à un projet d'ensemble qui encadre les ambitions européennes, qui enlève non pas l'État national de la pensée et de l’action européennes, mais qui enlève la nocivité du nationalisme qui serait dressé contre les autres. Il faut, pour garantir à l'Europe un avenir harmonieux et paisible, dire "oui" à cette Constitution.

Quentin Dickinson: Est-ce que nous assistons, Jean-Claude Juncker, véritablement à un débat démocratique sur l'Europe au niveau européen ou est-ce que nous assistons au contraire à 25 petits débats dans chacun des États membres ? Et est-ce que cela ressemble à quelque chose ? Est-ce que, d'autre part, nous avons raison de tenir des référendums là où ils ne sont pas obligatoires ? Est-ce que ce n'est pas faire courir un risque excessif que de dire que l'Estonie ou Malte, par exemple, peuvent enrayer l'ensemble de la mécanique européenne et empêcher 450 millions d'Européens d'aller de l'avant.

Jean-Claude Juncker: La dignité de l'Estonie et de Malte est égale à la dignité de la France. Je ne fais pas de différence de dignité en fonction de la géographie et de la démographie. Chaque État européen, chaque nation européenne a une même dignité. Je cite d'ailleurs le président Mitterrand qui l'a dit lorsqu'il était en visite d'État au Luxembourg. Il avait bien vu le problème que vous n'avez pas entièrement vu. Deux, je crois qu'on ne court jamais de très grands risques lorsqu'on s'adresse au [peuple] souverain. Le suffrage universel garde toute sa noblesse, toute sa signification, même si le suffrage universel répond très souvent aux caprices du moment. Même s'il ne s'exprime pas toujours structurellement, mais très souvent conjoncturellement. La démocratie est ainsi faite qu'il faut respecter la volonté de ceux qui s'expriment dans le cadre de l'expression du suffrage universel. Trois, comme vous, je constate que le débat que nous avons n'est pas vraiment européen au sens continental structuré du terme, pour une raison simple. C'est que l'opinion publique européenne n'existe pas. Il y a juste la position de 25 opinions publiques nationales. Parmi les mérites de la Constitution européenne, je compte la perspective qu'elle pourra conduire, si elle est sagement appliquée, à l'émergence d'une opinion publique européenne. Aujourd'hui, j'observe que nous ne sommes pas encore là, mais j'ajoute que tout débat national a son importance. Il n'y a pas de débat national français auquel l'Europe pourrait rester insensible. Je dis souvent, pour mon pays, cela vaut également pour d'autres, que tout ce qui est français ne nous est pas vraiment étranger. On écoute beaucoup la France, non pas pour la suivre toujours, mais pour partager ambitions et principes.

Pierre Le Marc: Les Luxembourgeois voteront également par référendum sur la Constitution européenne. Vous avez mis votre présence à la tête du gouvernement en jeu si le "non" l'emportait. Est-ce que c'est un exemple à suivre en France ?

Jean-Claude Juncker: Je n'aurai pas l'extravagance d'appeler au même genre de réactions en France, cela ne relève pas de ma compétence. J'ai répondu à une question qui m’a été posée qu'elle serait ma réaction en cas de "non" du peuple luxembourgeois à la Constitution, j'ai dit que je ne me verrais plus en situation de pouvoir continuer mon mandat à la tête du gouvernement luxembourgeois. J'ai négocié ce traité ensemble avec d'autres, j'ai signé ce traité. Tout ne me plaît pas dans ce traité, tout ne me plaît pas. Voir 25 gouvernements se mettre d'accord sur un texte d'avenir, voir, je ne sais pas, une centaine de partis politiques qui forment ces 25 gouvernement se mettre d'accord, voir au Parlement européen une très grande majorité s'exprimer, ils sont élus au suffrage universel, les parlementaires européens, en faveur de ce traité et devant le risque de voir l'Europe reculer si le traité n'était pas accepté, je dis "oui" à ce traité et si les Luxembourgeois, ce qui n'est pas exclu, puisque le débat est vif également dans ce pays, nous signifieraient que le traité constitutionnel ne leur est pas acceptable, alors que moi, je crois que pour des raisons luxembourgeoises, nationales et européennes, il n'y a pas, à l'heure où nous sommes, une alternative au texte du traité, le suffrage universel et son expression me pousseront à tirer les conséquences. Je ne le dis pas pour menacer, mais pour préciser.

Pierre Le Marc: Un des handicaps majeurs de ce projet de Constitution, si en on juge par le débat ouvert en France, c'est qu'il affiche des objectifs sociaux nouveaux et que leur mise en œuvre paraît singulièrement fragilisée par le faisceau libéral des objectifs économiques anciens et par, aussi, l'encadrement dans le texte de ces mêmes objectifs sociaux. Alors, cette Constitution apporte-t-elle un vrai rééquilibrage entre les objectifs de compétitivité et les aspirations sociales des Européens ?

Jean-Claude Juncker: Il y a dans ce projet constitutionnel comme une reprise des principes qui furent les nôtres au cours des dernières décennies. Et puis, il y a des ajouts nobles qui méritent engagement et combat et qui portent sur le social, certes. Les perspectives de politique sociale, l'ameublement de la dimension sociale de l'Europe dans cette Constitution, ce n'est pas ce que j'aurais souhaité, puisque j'aurais voulu aller plus loin. Mais il n’y a pas en Europe les conditions qui nous permettent de le faire. Et même si la France, ou un autre pays, disait "non", nous aurons moins de politique sociale que cette dose de social que nous avons à l'heure actuelle. Mais il y a inscription dans ce traité, s'il est adopté et ratifié, d'un certain nombre de principes qui, pour moi, font partie du modèle social européen et dont je ne voudrais pas mettre en cause, en votant "non" au référendum français, luxembourgeois ou autre, la survie: le droit de greffe et son entrée dans le traité, le libre accès aux agences de l’emploi fait son entrée dans le traité. Toute la notion, bien française et pas souvent connue dans les autres pays, du service public fait une entrée remarquée plus à l'étranger qu'en France dans le dispositif du traité. Les principes de la protection sociale, l'égalité de traitement, le développement durable, tous ces principes pas jeunes, pas nouveaux, mais jamais européens au sens œcuménique du terme aujourd'hui, peuvent être vérifiés quant à leur existence et quant à leur expression multiple dans les détails dans ce nouveau traité. Je ne vois pas dans ce texte ce en quoi, s'il était adopté, l'Europe reculerait sur le plan social, c'est plutôt le contraire.

Alain Louyot: Mais quand vous dites, l'Europe écoute les plus modestes, est-ce que vous avez des arguments pour convaincre effectivement les opinions que l'Europe écoute les plus modestes ?

Jean-Claude Juncker: Il faudrait d'abord que tous les États membres et que tous les gouvernements des États membres le fassent. Il est difficile d'expliquer à une opinion publique dressée contre la politique de leur gouvernement, parce que lui reprochant d'écouter insuffisamment les modestes, que l'Europe par enchantement le ferait si le gouvernement ne le fait pas. C'est le premier point. Je ne vise d'ailleurs pas la France pour le préciser immédiatement. Nous disons, dans ce nouveau traité, qu'il faut lutter contre l'exclusion sociale. Le problème ou le phénomène de l'exclusion sociale est un phénomène curieusement européen. 50 millions d’Européens vivent en dessous des niveaux de richesse desquels nous pensons qu'ils devraient être ceux de ceux qui vivent en Europe. Il y a ce 26e État membre qui est formé par l'État membre des chômeurs. Nous nous mettons d'accord dans cette nouvelle Constitution sur une politique européenne de l'emploi. Nous nous mettons d'accord sur l'institutionnalisation du sommet tripartite social. Nous ameublons davantage le dialogue social en Europe, vraiment, on ne peut pas dire que le social ait été absent de ceux qui ont rédigé et négocié ce traité.

Quentin Dickinson: Oui, Jean-Claude Juncker, que vous suiviez de près le débat en France, mais dans ce débat, on n’entend pas souvent les arguments que vous avancez, même chez les partisans du "oui". On entend surtout une partie de tennis entre le "non" et le "oui", sur les épouvantails bien connus, la directive de services Bolkestein, directive sur la durée du travail, délocalisation, etc. Est-ce que vous estimez que cela, c’est un peu à côté de la plaque, ou est-ce que vous estimez que finalement, bon, c’est de bonne guerre.

Jean-Claude Juncker: Enfin, bonne guerre ou mauvaise guerre, je n’ai pas de jugement à porter sur les aspects spécifiques du débat plus franco-français que français et européen.

Pierre Le Marc: Mais européen tout de même, puisque la directive Bolkestein a été, non pas retirée, mais mise à plat. Elle va être mise à plat ?

Jean-Claude Juncker: Oui, j’y suis pour quelque chose d’ailleurs, puisque j’ai présidé le Conseil européen qui a invité au réexamen et aux modifications substantielles à apporter à ce texte.

Pierre Le Marc: Pardonnez-moi, Frits Bolkestein disait ce matin sur notre antenne que cette directive au fond n’apportait aucun risque de dumping social.

Jean-Claude Juncker: Enfin, tout d’abord, cette directive, et le débat qui l’entoure, n’a aucun lien avec le débat constitutionnel européen, puisqu’elle a été lancée par l’ancienne Commission Prodi sur base du traité de Nice, tel qu’il est. Donc, la Constitution, sur ce point, apporte plus d’éléments températeurs et modérateurs à l’envolée un peu néolibérale, je dois tout de même le dire, de cette directive, que les anciens traités. Nous trouvons plus d’arguments de texte dans le texte de la Constitution que dans les anciens textes du traité d’Amsterdam ou du traité de Nice. Cette directive sur l’ouverture des marchés des services comporte à mes yeux des risques évidents de dumping social et si ces risques existent, il faudra les éliminer. C’est ce que nous avons décidé avec le président de la République et les autres chefs de gouvernement lors du récent Conseil européen de mars. Si Monsieur Bolkestein, si d’autres protagonistes de cette directive nous disent que nous nous trompons lourdement lorsque nous détectons dans le texte des risques de dumping social, qu’il nous le prouve. Mais c’est un débat vertueux qu’il faut avoir. De toute façon, l’Europe telle que je la vois, et l’Europe telle que la voit la nouvelle Constitution, n’est pas une Europe néolibérale excessive. Ce n’est pas la voie ouverte au néolibéralisme, à la déréglementation, à la flexibilisation à outrance et sans gêne. Ce n’est pas cela.

Quentin Dickinson: Si on vous comprend bien, Jean-Claude Juncker, si la nouvelle Constitution était effectivement en vigueur aujourd’hui, on ne pourrait pas créer une proposition de directive type Bolkestein ?

Jean-Claude Juncker: Je n’irais pas jusque-là, puisque les dispositions afférentes à la Constitution connaîtront sans doute des interprétations parfois divergentes, mais je crois que dans la nouvelle Constitution, il y a inscription d’un certain nombre de principes qui pourront utilement être utilisés pour remettre en cause un certain nombre d’éléments qui ont trouvé insertion dans la proposition de directive. De toute façon, Constitution ou pas, ce texte sur la directive Bolkestein ne passera pas la rampe ni du Conseil, ni du Parlement européen. Il y a suffisamment de gouvernements en Europe qui ont gardé cette sensibilité sociale et qui se mettent au travers du passage de ce train néolibéral qui siffle fort et d’une façon audible, mais qui produit une musique qui ne me plaît guère. On n’adoptera pas cette directive dans la version dans laquelle elle a été présentée par la Commission, par la Commission Prodi d’ailleurs.

Alain Louyot: Oui, mais alors, il y a un sujet pour lequel enfin même les partisans du "oui" ont du mal à trouver des arguments, c’est celui du budget. Alors, est-ce que le budget est adapté à une Europe aussi large ?

Pierre Le Marc: Budget 2007/2013, en préparation.

Jean-Claude Juncker: Que nous n’avons pas encore, puisque nous devrons nous mettre d’accord, je ne me fais guère d’illusions sur la faisabilité de cet exercice, sur une position politique commune au Conseil européen sur les perspectives financières pour la période 2007/2013. À mes yeux, il est évident que les capacités financières qui décrivent, pour les rendre possible, la capacité d’action de l’Union européenne doivent être corrigées vers le haut, mais pas jusqu’au niveau tel qu’il fut imaginé et présenté par la Commission, mais quelque part entre un niveau de 1% du PIB et 1,12 ou 1,13% du PIB. Nous verrons ça. Si je vous disais mon idée à ce sujet, je devrais abandonner la dernière illusion que je me fais sur la faisabilité de l’exercice.

Pierre Le Marc: En fait, vous avez une petite fenêtre de tir entre la fin des législatives britanniques, donc le 6 mai, et le Sommet européen de juin ?

Jean-Claude Juncker: Exact, bien que je ne cesse d’être surpris de voir que le fait que, dans un pays ou dans un autre, il y ait des élections, nous amène à rester silencieux. Moi, j’avais toujours pensé que le jour où vous devez affronter le suffrage universel, ce qui n’est tout de même pas un évènement de crise dans une démocratie parlementaire, vous deviez prouver à vos électeurs que vous êtes capable de prendre au bon moment les bonnes décisions, mais le monde est tel qu’il est.

Pierre Le Marc: Alors les adversaires pro-européens de la Constitution justifient aussi leur opposition par le constat que la Constitution européenne ne donne toujours pas à l’Europe les moyens de devenir une vraie puissance internationale. Sur le plan économique, on l’a vu, croissance fragile, problème de chômage, mais aussi sur le plan politique, sur le plan de la politique extérieure et de sécurité. L’Europe semble à travers cette Constitution rester verrouillée sur le plan de la politique étrangère par l’unanimité et par son alignement sur le temps, finalement, en ce qui concerne sa défense. C’est le procès que font les pro-Européens anti-Constitution à ce texte. Votre réaction.

Jean-Claude Juncker: Je prends cet argumentaire très au sérieux, mais je ne le partage pas. La Constitution, ni celle de l’Union européenne, ni celle de la Ve République, la Constitution de 58 garantit une politique de croissance fertile en emplois, garantit une politique non inflationniste et donc favorable aux plus modestes d’entre nous. Mais la Constitution française, et a fortiori la Constitution européenne, posent des principes de base qui permettent aux gouvernements démocratiquement élus et aux parlementaires européens démocratiquement élus de faire dans le cadre de cette Constitution, si je peux m’exprimer d’une façon trop simple, la bonne politique. La Constitution n’empêche pas et ne favorise pas la croissance. C’est l’action politique qui est déterminante pour mettre fin à la pause de croissance en Europe. C’est l’action politique qui nous permettra de développer des politiques de l’emploi plus à succès, plus efficaces que celle que nous avons. Ce n’est pas un problème constitutionnel. C’est un problème qui relève directement de la responsabilité et de l’action politique.

Pierre Le Marc: Mais en matière diplomatique et de défense ?

Jean-Claude Juncker: Mais sur le plan des politiques extérieures et de sécurité commune, évidemment, ce projet constitutionnel constitue une très grande avancée. Lorsque j’ai commencé ma vie européenne en 82, jeune secrétaire d’État à l’emploi d’ailleurs et au travail, ce sont des réflexes qui vous restent, pour le reste, jamais on aurait osé parler de politique extérieure et de sécurité commune. Nous étions, pour ce qui est de la politique extérieure, au niveau d’une simple coordination politique. Les traités mêmes parlaient de coordination politique, donc un échange de vues souple qui n’engageait personne. Quel chemin parcouru tout de même dans le débat et dans les textes sur les 20 dernières années. Est-ce que nous pensons vraiment que l’action diplomatique, que les actions de politique extérieure, y compris de défense et donc de politique militaire, pourraient relever de la seule volonté nationale ? Non. C’est une ambition commune que nous devons partager et le traité constitutionnel nous donne les instruments pour pouvoir le faire. Ces instruments, certes, dans une première phase, seront insuffisants, mais le traité prévoit tout de même des passerelles, si telle est la volonté des gouvernements et des parlements nationaux, pour aboutir à un mécanisme qui dépasse la simple concertation et qui nous permet de développer une réelle action politique extérieure de l’Union européenne.

Alain Louyot: Au cours de cette campagne référendaire, on assiste en France à un amalgame entre la question de la Constitution et puis celle d’une entrée éventuelle de la Turquie. Alors, est-ce qu’il s’agit là d’une obsession française sur la Turquie ?

Jean-Claude Juncker: Enfin, tout d’abord, si on n’adoptait pas la nouvelle Constitution, pour revenir un moment à la question que nous avons quittée un peu rapidement, nous resterions au traité tel qu’il est. Donc, il y aurait moins de politique sociale, il y aurait moins d’ambitions et d’actions extérieures de l’Union européenne, il y aurait moins de visibilité internationale et mondiale, planétaire de l’Europe. Il est tout de même étonnant de voir quelles sommes d’espoir s’adressent à l’Europe si vous êtes sur d’autres continents. L’Europe, pour l’Afrique, c’est un énorme espoir. Si nous n’adoptons pas cette Constitution, si nous donnons l’impression qu’il y aurait comme un affaissement des ambitions européennes, le désespoir probablement sera plus grand en Afrique qu’en Europe. Pour eux, pour les Africains, pour de nombreux Asiatiques, pour les malheureux de la planète voir cette Union européenne se développer comme elle en a l’ambition, voir cette Union européenne prendre une action internationale qui sera favorable aux plus démunis de la planète est un énorme espoir. Et donc, je mets en garde ceux qui, par des argumentaires simples, simplistes, très souvent falsificateurs, sinon mensongers, donnent l’impression que la nouvelle Constitution en fait signifierait la reculade de l’Europe de bien réfléchir aux conséquences internationales, intercontinentales, si j’ose dire, du chemin qu’ils ont emprunté.

La nouvelle Constitution ne rend pas l’adhésion de la Turquie plus plausible et plus possible que l’ancienne, puisque la décision de démarrer les négociations d’adhésion avec la Turquie en octobre ont été prises sur base des traités tels qu’ils sont et non pas sur base de la Constitution. Pour le reste, je crois qu’il ne faut vraiment pas mélanger ces deux débats. Le débat sur la Turquie, qui mérite un examen approfondi, je veux dire l’adhésion turque, n’est pas un débat qui se pose en relation avec le projet constitutionnel. Il n’y a pas d’interrelation entre ces deux questions. Nous traiterons de la Turquie lorsque sera venu le moment de dire "oui" ou "non" à l’adhésion ou lorsque, comme le processus de négociation sera évidemment ouvert, lorsqu’il s’agira de conclure à l’adhésion ou à un partenariat privilégié. Ce n’est pas pour aujourd’hui ni pour demain.

Pierre Le Marc: Alors, quelles seront les conséquences concrètes d’un "non" de la France pour le processus de ratification ? Est-ce que ce serait un coup d’arrêt définitif ?

Jean-Claude Juncker: On pourrait aussi me poser la question: quelles seraient les conséquences d’un "oui" franc et massif des Français au projet constitutionnel ?

Pierre Le Marc: Vous y croyez ?

Jean-Claude Juncker: Je veux y croire et je ne veux pas croire que les Français diront "non" à la Constitution, mais c’est un débat qui est en cours en France. Si la France dit "oui", la France, pays membre fondateur de l’Union européenne, aura démontré qu’elle sait rester fidèle à ses racines qu’elle n’a pas oubliées. C’est un débat qu’on n’a jamais, ni en France, ni ailleurs, sur les leçons qui furent celles de la Deuxième Guerre mondiale. Mon père était, lui, Luxembourgeois, garçon dans un petit village du Luxembourg profond, soldat allemand en guerre, pendant la guerre. Mais moi, je ne voudrais pas que ceux qui viennent après nous connaissent et subissent le même sort. Je voudrais qu’aujourd’hui, nous adoptions cette Constitution qui nous a permis de nous mettre d’accord, non pas sur tout, non pas sur tout ce que j’aurais voulu, mais sur l’essentiel, pour que l’Europe reste une place où la diplomatie, la paix, l’action politique seront le mode de règlement des conflits. Je ne voudrais pas que nous laissions aux soins de ceux qui en 2030 gouverneront l’Europe et animeront nos sociétés dans les pays européens, je ne voudrais pas laisser à cette génération le soin de régler définitivement les questions essentielles, vitales de l’Europe. Parce que ceux qui dirigeront et animeront gouvernements et sociétés en 2030, 2040, ils auront tout oublié des leçons que nos parents, cette énorme génération européenne, courageuse et lucide, a tiré de la Deuxième Guerre mondiale. Ceux qui en 2035 seront interrogés par vos successeurs, puisque vous aussi vous ne serez plus là, ils garderont d’Hitler et de Staline le souvenir que les hommes de ma génération gardent de Guillaume II et de Clemenceau. Je ne compare pas les deux couples. Mais je veux dire la distance par rapport aux évènements est telle que vous oubliez l’essentiel. Faisons l’essentiel maintenant.

Quentin Dickinson: Oui, puisque vous parlez de l’avenir, Jean-Claude Juncker, on peut parler du vôtre. Vous avez décliné l’offre qui vous a été faite il y a quelques mois de devenir président de la Commission européenne, vous avez préféré l’engagement que vous avez pris auprès de vos électeurs et de rester Premier ministre du Grand-Duché de Luxembourg. Dans quatre ans et demi, vous aurez à nouveau des législatives, est-ce que vous serez à nouveau candidat Premier ministre ou est-ce que vous entrevoyez autre chose pour vous ? À l’énoncé de vos états de service et de vos qualités que Pierre Le Marc a fait en début d’émission, on a bien compris que vous étiez un peu incontournable sur la place européenne. Est-ce que vous vous voyez président de la Commission ou ministre des Affaires étrangères de l’Union ? Comment est-ce que vous vous voyez ?

Pierre Le Marc: Président de l’Union pour une durée beaucoup plus longue.

Jean-Claude Juncker: Messieurs, j’aurais pu devenir, personne ne le conteste, je crois, président de la Commission. Je ne l’ai pas voulu, parce que j’avais pris l’engagement qui fut le mien devant les citoyens luxembourgeois. Il est tout de même étonnant de voir la surprise que cela a provoqué en Europe. J’avais dit avant les élections chez nous au Luxembourg, je reste si je suis reconduit dans mes fonctions. J’ai été reconduit par la volonté de l’électeur dans mes fonctions et je n’ai pas renié ma parole. Il est étonnant de voir, puisque nous parlions du fossé entre les politiques et l’opinion publique [est interrompu]

Pierre Le Marc: Tout ça, c’était l’année dernière.

Jean-Claude Juncker: Oui, oui, mais enfin, je veux vous dire que les réflexes, que mes réflexes et la valeur de mes engagements restent les mêmes. Depuis que je suis ministre, on me demande: quand est-ce que vous allez devenir Premier ministre ? Depuis que je suis Premier ministre, on me demande: quand est-ce que vous allez quitter vos fonctions pour vous envoler vers l’Europe ? Moi, Premier ministre luxembourgeois, je peux déployer en Europe en tant que tel et en tant que président de l’Eurogroupe une action politique européenne qui fait que certains ont pu écrire, ce dont j’ai été fier, que je faisais partie du paysage européen. Cela me suffit amplement.

Pierre Le Marc: Le monde entier, demain, du moins vendredi, rendra hommage à Rome à Jean-Paul II. Est-ce que cette cérémonie sera un moment fort pour l’Europe ?

Jean-Claude Juncker: Pour le monde et non pas seulement pour l’Europe. Il faut voir que pour la majorité des catholiques, leur centre n’est plus l’Europe, mais plutôt l’Amérique latine et d’autres pays émergents. Je crois que l’Europe et le monde entier évoqueront avec une certaine émotion la mémoire d’un homme qui a beaucoup donné au monde et qui a su développer une action qui fait de lui une des très grandes figures de la fin du XXe siècle. Moi, démocrate chrétien, Dieu le sait, je ne suis pas d’accord avec toutes les parties de l’enseignement que le pape défunt a prodigué, mais son action politique est telle que je m’incline devant l’action qui fut la sienne.

Pierre Le Marc: Alain Louyot, une question très brève.

Alain Louyot: Oui, Jean-Claude Juncker, voilà près de trois mois que l’envoyée spéciale de Libération, Florence Aubenas, et son interprète Hussein Hanoun sont retenus en otage en Iraq, alors que 142 médias européens viennent de lancer un appel solennel à tous les pays de l’union et aux instances de l’Union, alors que pouvez-vous faire avec les institutions pour ces deux otages ?

Jean-Claude Juncker: Je crois qu’il y a deux actions possibles. Tout d’abord, et cela doit être fait d’une façon solennelle, je dirais pédagogique, il y a d’abord la nécessité pour l’Europe, puisque nous avons de l’Homme une certaine idée et puisque nous avons une certaine idée de la liberté d’expression, il y a nécessité pour l’Europe de dire à tous ceux que cela concerne, que ces pratiques criminelles sont intolérables. Il faut le dire, bien que cela soit évident, mais mieux vaut le dire. Et deux, il y a l’action diplomatique, secrète, subtile qui peut être plus efficace que les grandes déclarations. Mais les évènements auxquels vous faites allusion montrent à l’évidence les conséquences de la noblesse du métier qui est le vôtre.

Pierre Le Marc: Jean-Claude Juncker, merci et merci également à Radio 100,7, la radio publique du Luxembourg, qui nous accueille ce soir.



This page was last modified on : 08-04-2005

Top Top